Le père

Si mon grand-père m’a beaucoup transmis, ce n’est rien de le dire pour mon père dont l’atelier avait été accolé à la forge. On y accédait par un petit escalier et c’était un autre monde. Les outillages aujourd’hui désuets étaient alors la modernité même.  J’ai bien en tête l’odeur qui se dégageait lorsqu’il secouait le bidon de préparation de l’éthylène par hydrolyse du carbure de calcium, avant de souder au chalumeau. Je n’avais pas dix ans lorsqu’il m’a emmené chez un artisan qui faisait du décolletage à façon dans les contreforts du Revermont. L’objectif était de lui acheter un tour d’occasion. Dix ans plus tard, pour les travaux pratiques de mes études d’ingénieur je ne fus pas dépaysé. Il m’avait aussi mis la lime en main très jeune et lorsqu’en classe de première mes enseignants me proposèrent de passer le CAP d’ajusteur après seulement 2 ans de pratique à l’école, ma candidature fut refusée par l’éducation nationale car ce n’était pas crédible de se présenter à 16 ans, après un cursus écourté. Ses activités portaient majoritairement sur la construction mécanique, des véhicules agraires qu’il avait brevetés et fait agréer par le service des mines, les machines agricoles, la serrurerie pour les innombrables balcons des nombreuses villas qui sortaient de terre à partir les années 50. Les véhicules agraires étaient exposés dans les foires régionales et toute la famille était mobilisée. 

Pour les machines agricoles, il était arrivé qu’un ingénieur de la CIMA, le distributeur régional, vienne à la demande de mon père pour des questions de maintenance d’un équipement vendu qui présentait des dysfonctionnements. C’est lors de la visite de l’un d’eux que m’est venue l’idée d’être ingénieur. Mon père était extrêmement créatif et adroit de ses mains. Témoin cette canne à lancer qu’il avait réalisée entièrement en acier et qui propulsait la cuillère contrairement à l’usage courant qui utilise la force centrifuge et l’élasticité d’un scion mises en œuvre par un balancement. 

Le père et les valeurs

Né en 1922, il fut appelé à partir travailler en Allemagne pour le STO. Après quelques mois passés dans les bois, il rejoint le maquis et devient responsable pour le village. Il est blessé plusieurs fois. Après la guerre, j’ai vu le médecin de famille lui inciser la lèvre sans anesthésie pour extraire un éclat d’obus gros comme une lentille qui ressortait comme d’autres avant avaient déjà refait surface. Il était assis, le docteur Doline assis aussi en face de lui dans la cuisine et j’étais là à 6 ou 8 ans peut-être. Je me suis fait ici une idée de la relation à la douleur. Il est cité dans tel ou tel ouvrage relatif au maquis de l’Ain. Je me suis fait aussi une idée de la notion d’engagement et de choix pour une cause. 

Le père et les arts 

Comme beaucoup de personnes qui ont une âme d’artiste, la nécessité de satisfaire aux besoins de la famille conduit à ranger les goûts de production artistique à des moments rares de grâce et de disponibilité.  Mon père était très heureux lorsqu’il avait l’occasion de travailler à la forge pour produire ce que l’on appelait de la ferronnerie d’Art. Elle ne se limitait d’ailleurs pas à l’usage du fer puisque j’ai pu voir sous sa main ce que l’on pouvait faire en repoussant le cuivre. En matière de menuiserie métallique, ses balcons étaient très différents de ceux des autres artisans.